Écrit par
Michael W. Link, PhD
Cet article a été initialement publié en anglais.
L’intégration de l’intelligence artificielle dans les études représente le changement méthodologique le plus important depuis la transition des questionnaires papier vers les plateformes numériques. Mais à la différence des avancées précédentes, celle-ci remet en question des fondements essentiels : le contrôle exercé par les professionnel·les des études, la transparence des méthodes et la rigueur scientifique.
Soyons clairs : l’IA n’a pas attendu notre autorisation. Elle est déjà présente dans les outils que nous utilisons pour analyser les réponses ouvertes, vérifier la qualité des données ou créer des modèles prédictifs. La question n’est plus de savoir si l’IA a sa place dans les études, mais comment nous allons encadrer son intégration avant qu’elle ne nous échappe.
De mon point de vue, une intégration réfléchie vaut mieux qu’un rejet total ou un report indéfini. Les capacités de l’IA que j’ai pu observer transforment réellement notre façon de travailler : traiter des milliers de réponses ouvertes que les budgets de codification traditionnels ne permettraient pas d’analyser, ou repérer des schémas que même des analystes expérimenté·es pourraient manquer. Il ne s’agit pas d’améliorations marginales, mais de gains d’efficacité capables de redéfinir ce qu’il est possible d’accomplir.
Ce qui m’inquiète, c’est le risque de sacrifier nos standards méthodologiques au nom de la commodité. Le véritable enjeu n’est pas de choisir entre IA et qualité, mais de garantir que nous ne compromettons pas la rigueur qui fait la valeur de notre travail. Nous pouvons concilier outils puissants et pratiques solides, mais cela ne se fera pas par hasard.
Des enjeux plus importants qu’il n’y paraît
Nous n’adoptons pas simplement de nouveaux outils : nous remettons en question les bases mêmes de la méthode scientifique.
- Que devient-elle lorsque des algorithmes guident l’analyse ?
- Comment préserver la rigueur de la relecture par les pairs lorsque les processus deviennent opaques ?
- Et comment reproduire nos résultats si nos méthodes reposent sur des systèmes propriétaires fermés ?
Les études que nous produisons orientent les décisions publiques, façonnent les stratégies d’entreprise et alimentent notre compréhension du comportement humain. Si nous privilégions la rapidité au détriment de la qualité, nous risquons de fragiliser l’un des socles de connaissance sur lesquels notre société s’appuie.
Six domaines où les études sont les plus vulnérables
1. Le problème de la boîte noire
De nombreux outils d’IA produisent des résultats impressionnants sans offrir de visibilité sur leur fonctionnement. Pour les professionnel·les des études, qui dépendent de la transparence méthodologique, c’est un signal d’alarme.
Si nous ne pouvons pas expliquer comment un résultat est généré, nous ne pouvons pas le défendre.
2. Les défis de la reproductibilité
Si je ne peux pas décrire précisément comment un résultat a été produit, comment le justifier ou le reproduire dans une étude future ?
Avec l’IA, la reproductibilité est souvent obscurcie par des processus opaques.
Dans un domaine déjà confronté à une crise de la réplication, c’est un risque sérieux.
3. Les biais et la sécurité des données
L’IA apprend à partir de données existantes, souvent marquées par des biais historiques. Sans validation régulière, nous risquons de renforcer les inégalités au lieu de les révéler.
Et lorsque l’IA traite des données à caractère personnel, les enjeux de sécurité et de conformité deviennent encore plus critiques.
4. La perte de contrôle humain
La qualité des études repose sur le jugement, le contexte et l’esprit critique.
Si des outils automatisent les décisions sans supervision humaine, nous risquons de transformer une analyse réfléchie en simple exécution mécanique.
5. La confidentialité et la conformité
Les environnements réglementés comme les secteurs public, de la santé ou universitaire exigent un contrôle strict des données personnelles.
Or, beaucoup de systèmes d’IA n’ont pas été conçus pour répondre à ces exigences, ce qui soulève des préoccupations éthiques et légales.
6. Les freins organisationnels
Même lorsque les équipes souhaitent adopter l’IA, les politiques internes sont souvent floues, et les contraintes réglementaires peuvent freiner l’expérimentation.
Il n’est pas rare qu’un service teste des outils d’IA pendant qu’un autre en est empêché, ce qui crée confusion et lenteur.
Une adoption fragmentée, mais inévitable
L’un des défis majeurs de cette transition est l’adoption inégale, même au sein d’une même organisation. Certaines équipes expérimentent l’IA discrètement, tandis que d’autres imposent des restrictions strictes. Cette incohérence crée de la méfiance et freine les progrès.
Plutôt qu’une transformation globale, nous observons une adoption progressive, menée par des équipes pilotes. Cette approche ascendante permet de tester les outils d’IA dans des contextes spécifiques et de bâtir la confiance institutionnelle au fil du temps.
Ce que recherchent les professionnel·les des études
Quand je parle avec mes pairs, leurs attentes sont claires. Ils ne veulent pas d’une IA « tout-en-un », mais des outils qui :
- Facilitent le codage des réponses ouvertes à grande échelle tout en maintenant la cohérence et le contrôle humain.
- Aident à interpréter les réponses et à suggérer des relances pertinentes lors de la conception ou de l’analyse des enquêtes.
- Évaluent la qualité des données en attribuant des scores de validité ou de risque, sans supprimer automatiquement les réponses.
- Intègrent des boucles de rétroaction où l’humain peut corriger, affiner et faire évoluer les résultats de l’IA au fil du temps.
Ces demandes reflètent une compréhension mature du rôle de l’IA : non pas remplacer le jugement humain, mais étendre les capacités des équipes d’études tout en conservant la maîtrise du processus.
Un cadre pour une intégration responsable : IA + IH
Nous avons besoin de standards, pas de slogans. Voici le cadre que je propose :
1. Preuve de performance
Les plateformes doivent fournir des rapports de validation indiquant la fiabilité inter-codeurs, les performances par sous-groupes et les taux d’erreur.
Inutile d’exiger l’accès aux données d’entraînement ; il faut surtout des preuves que le système fonctionne dans des contextes comparables au vôtre.
2. Contrôle humain intégré
Les suggestions générées par l’IA doivent rester modifiables et facultatives.
Aucune automatisation « boîte noire » : les équipes doivent garder une visibilité complète sur les entrées, les sorties et la mise en œuvre.
3. Outils de traçabilité et de reproductibilité
Chaque action doit être enregistrée, horodatée et documentée.
Même si les modèles de langage ne garantissent pas une répétabilité parfaite, une documentation complète des paramètres, des invites et des résultats est essentielle.
4. Surveillance continue des biais
Les plateformes doivent permettre des vérifications régulières des biais sur les principaux sous-groupes.
Lorsque les modèles sont utilisés en dehors de leur champ validé, les utilisateurs doivent en être avertis et redoubler de vigilance.
Avant d’adopter une solution : les bonnes questions à poser
Lorsque vous évaluez un outil d’IA appliqué aux études, interrogez vos fournisseurs sur :
- Comment validez-vous les performances selon les différents groupes démographiques ?
- Que se passe-t-il si le modèle est appliqué à un nouveau type de données ?
- Quel niveau de contrôle ai-je sur l’analyse finale ?
- Fournissez-vous une documentation complète pour la relecture ou la conformité ?
- À quoi ressemble votre processus de formation et d’intégration ?
Une adoption réaliste et progressive
L’intégration de l’IA ne sera pas immédiate. Les premières implémentations prendront du temps : protocoles de validation, formation, supervision. Mais une fois l’outil maîtrisé, les gains sont réels : codification plus rapide, support multilingue et économies mesurables. L’important est d’avancer avec réalisme et rigueur, sans se fier aveuglément aux promesses d’efficacité.
Considérations réglementaires et professionnelles
Pour les organisations soumises à des règles strictes (institutions publiques, santé, universités), les meilleures plateformes collaborent désormais avec les comités d’éthique et les autorités de protection des données afin de proposer des protocoles conformes aux réglementations (RGPD, HIPAA, etc.).
Nos associations professionnelles devraient, elles aussi, définir des standards sectoriels pour la validation de l’IA dans les études : exigences de documentation, tests de biais et supervision humaine. Il nous faut des lignes directrices claires sur la divulgation de l’usage de l’IA dans les publications et sur la responsabilité professionnelle en cas d’automatisation.
S’engager intelligemment, pas adopter aveuglément
Je ne plaide pas pour une adoption sans discernement, mais pour une implication réfléchie. Les capacités de l’IA évoluent, que nous le voulions ou non. La question n’est pas de savoir si notre domaine va changer, mais si nous allons contribuer à ce changement ou le subir.
L’opportunité est immense : nous pouvons analyser des réponses ouvertes à des échelles auparavant inaccessibles, détecter des tendances subtiles en quelques heures, et accélérer les délais de livraison sans sacrifier la qualité. Mais rien de cela ne se produit automatiquement. Cela exige de rester actif, critique et engagé dans la construction d’outils au service de la qualité des études.
Nous avons plus d’influence que nous ne le pensons. Les entreprises qui développent ces outils sont à l’écoute de nos besoins, mais uniquement si nous savons les exprimer avec clarté, réalisme et cohérence. Si nous abordons l’intégration de l’IA avec discernement, nous pouvons contribuer à créer des outils véritablement adaptés aux exigences des études, plutôt que d’avoir à nous adapter aux limites technologiques.
Ce que cela signifie pour notre secteur
L’avenir des études repose sur notre volonté de collaborer de manière constructive avec ces technologies.
Nous ne devons être ni des adopteurs précipités ni des opposants systématiques, mais des acteurs engagés capables d’orienter le développement de l’IA au service de la rigueur scientifique.
Cela implique de :
- Participer à des études de validation et partager nos expériences avec les outils d’IA.
- Collaborer avec les concepteurs pour créer des systèmes alignés sur nos standards professionnels.
- Former la nouvelle génération à comprendre les capacités et les limites de l’IA tout en tirant parti de ses véritables avantages.
- Préserver la rigueur méthodologique qui a toujours défini la qualité des études, même en adoptant de nouvelles approches.
Les outils d’IA les plus efficaces ne remplaceront pas les professionnel·les des études : ils les rendront plus performants.
Mais ce résultat n’est pas garanti. Il exige que nous restions impliqués, que nous demandions mieux et que nous refusions les solutions qui nous obligent à choisir entre efficacité et rigueur.
Un moment décisif pour les études. Nous sommes à un tournant. Nous pouvons laisser l’IA s’imposer à notre domaine ou choisir d’en orienter le développement. Je suis convaincu que nous avons à la fois l’opportunité et la responsabilité d’opter pour la deuxième voie.
Michael W. Link, PhD, est une référence dans le domaine des méthodologies d’enquêtes et de l’intégration de l’IA. Ses travaux se concentrent sur la préservation de l’excellence scientifique tout en favorisant l’innovation technologique.
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